Famille haïtienne se défend dans une affaire de litige foncier à Port-au-Prince

8 juillet 2025

Famille haïtienne se défend dans une affaire de conflit foncier à Port-au-Prince

Une famille haïtienne toujours bouleversée après une arrestation controversée en République Dominicaine

PORT-AU-PRINCE — Daphna Surin, une femme haïtienne résidant en République Dominicaine, raconte que sa famille est encore sous le choc après l’arrestation de quatre membres de sa famille et de deux voisins, survenue dans le cadre d’un différend foncier à Pèlerin II, une communauté située dans les collines de Pétion-Ville, en banlieue sud-est de Port-au-Prince. Ces six personnes ont été arrêtées entre le 14 et le 15 mai, avant d’être retenues pendant 48 jours, avant d’être finalement libérées.

La famille accuse le juge du tribunal de paix de Pétion-Ville, Eno René Louis, de pratiques d’arrestation arbitraire, effectuées hors des horaires légaux et sans mandat, en violation du droit haïtien. Selon eux, le juge aurait même arrêté des personnes erronément et aurait proféré des menaces de mort à l’encontre des détenus.

Les personnes arrêtées comprennent Wedna Esnorvil Pierre, cousin de Surin ; son frère, Exilas Paris ; sa sœur, Darline Nelson ; son beau-frère, Jean Marie Nelson, ainsi que deux voisins, Woodmy Châtaigne et Nonnombre Jacquet.

« Tout ce que je voulais, c’était la libération de ma famille pour que nous puissions avancer dans cette affaire de différend foncier. Il y a tellement d’injustice et d’abus de pouvoir dans ce pays. »

Daphna Surin

« Je voulais simplement que ma famille soit libérée afin que nous puissions continuer à faire avancer l’affaire du litige foncier », confie Surin. « Mais il y a trop d’injustice et de tricherie dans ce pays. »

Un conflit foncier qui ne cesse de s’aggraver

Ce litige concerne une propriété située à Pèlerin II, dans la zone de Habitation Gervais, plus précisément dans la section Étang du Jonc de Pétion-Ville. Selon Surin, ses grands-parents ont vendu légalement le terrain à la famille Arsène Jacques. La propriété a ensuite été transmise aux héritiers de cette famille, mais un autre homme, Emmanuel Junior Bros, remet en question le droit de propriété.

Les défenseurs de Bros et ses avocats affirment qu’une décision de justice rendue en juillet 2019, ainsi qu’une ordonnance d’expulsion datée de janvier 2025, leur auraient permis de procéder à l’expulsion des occupants précédents. Ils déclarent qu’en dépit de l’exécution officielle de ces ordonnances, certains personnes seraient revenues sur la propriété, en référence à la famille Arsène Jacques. Dans une lettre adressée au juge Louis, ils demandaient qu’il inspecte le terrain et qu’il leur vienne en aide pour faire appliquer l’expulsion.

Pourtant, le 14 mai 2025, Bros, ses avocats, et l’huissier Yvon Zétrenne, accompagnés de la juge adjointe du tribunal de paix de Pétion-Ville, Nancy Cléophat, sont entrés sur la propriété pour évacuer les occupants, notamment Arsène Jacques, sa femme Mireille Alcé, Marie Gérald Merveille, Amisthol Jean, ainsi que d’autres personnes qui auraient accepté de partir, mais ne l’auraient pas fait, selon Bros.

Dans leur lettre à Louis, les avocats de Bros ont déclaré : « C’est avec une grande stupéfaction que nous avons observé le retour des personnes évacuées sur les lieux, en violation du Décret du 30 novembre 1983. »

« Par conséquent, Monsieur le Magistrat, nous sollicitons respectueusement votre visite sur place à Pèlerin 11, afin de vérifier la situation pour toute démarche légale qui pourrait s’avérer nécessaire. »

Le lendemain, le juge Louis est retourné sur les lieux avec son équipe, la police et les représentants légaux de Bros. Au cours de cette inspection, la famille Surin et plusieurs voisins ont manifesté leur mécontentement, certains lançant des pierres pour tenter de repousser le juge et ses hommes. « Toutefois, personne n’a été blessé ; les pierres ont été lancées en l’air dans un but de distraction ou de manœuvre », explique Surin. Par la suite, Louis a affirmé que lui et son équipe auraient été attaqués par des projectiles et des tirs à balle automatique, accusations que Surin nie catégoriquement.

« En Haiti, la gestion des terres sont extrêmement problématiques car l’État ne joue pas son rôle. » La situation du cadastre est catastrophique. « Aucun cadre juridique n’encadre réellement les différends fonciers, et même l’administration locale ne remplit pas ses devoirs. »

Avocat Arnel Rémy

Dans son rapport officiel, Louis a indiqué que les personnes détenues étaient accusées de tentative de meurtre, de complot, de menaces, d’agression et de désobéissance. Cependant, il a depuis pris du recul face à cette affaire en rappelant qu’elle relevait désormais de la compétence du procureur de Port-au-Prince.

Un cadastre défaillant, source de corruption

Le secteur foncier haïtien est profondément dysfonctionnel : selon une étude de 2019 appuyée par le gouvernement canadien, seulement 40 % des propriétés posséderaient des titres de propriété légaux, et moins de 5 % du territoire national seraient officiellement enregistrés. La possession légale des terres reste rare, et la corruption dans des organismes comme le bureau national du cadastre (ONACA) ou la Direction générale des impôts (DGI) est répandue.

« La situation des terres en Haïti est très grave, car l’État ne joue pas son rôle », dénonce l’avocat Arnel Rémy. « Le cadastre est dans un état catastrophique. Il n’existe aucune loi qui réglemente réellement les conflits fonciers, et l’administration locale ne fait pas son travail. »

« Un réseau s’est constitué, spécialisé dans ces pratiques. La Direction générale des impôts (DGI) devrait se manifester, car il y a de la fraude parmi ses agents, qui délivrent plusieurs titres fonciers originaux. »

Avocat Arnel Rémy

Selon le classement Doing Business de la Banque mondiale, Haïti se positionne au 180e rang mondial en matière d’efficacité de l’enregistrement foncier. La procédure y est extrêmement longue — 14 fois plus que la moyenne de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) — et coûteuse, pouvant représenter jusqu’à 15 % du coût de construction du bâtiment concerné. Ces problèmes alimentent les litiges fonciers et dissuadent l’investissement privé dans le pays.

Des initiatives comme le Plan foncier de base (PFB), expérimentées dans des zones pilotes comme Camp-Perrin dans le sud, Bahon, Bas Peu-de-Chose ou Baillergeau dans l’Ouest, tentent de corriger cette situation. Toutefois, leur périmètre reste limité et ne permet pas d’établir un cadastre complet et fiable.

Les enjeux économiques de cette situation sont considérables. De nombreux terrains restent inoccupés ou sous-utilisés en raison de différends non résolus, ce qui limite fortement les investissements dans l’agriculture, le logement ou les infrastructures. Les entrepreneurs hésitent à se lancer de peur de voir leurs acquisitions revendues ou contestées par d’autres parties.

En droit, la propriété foncière en Haïti est régie par le Code civil de 1825. La Constitution du 29 mars 1987, modifiée en 2012, prévoit en son article 36 le droit de chaque citoyen à la propriété privée. Pour enregistrer une terre, il faut que celle-ci soit titrée et inscrite à l’ONACA et à la DGI. Pourtant, en dépit de toutes ces lois et exigences, aucun cadre précis ne règle spécifiquement les différends fonciers.

Les cas comme celui de la famille Surin sont monnaie courante : terres revendues plusieurs fois, procédures judiciaires qui s’éternisent sur plusieurs mois, application incohérente des décisions de justice. Sans un système numérique fiable d’enregistrements fonciers ou une gestion rigoureuse des dossiers, les conflits peuvent rapidement dégénérer en violences ou en détentions abusives.

Des réseaux qui tirent profit de la confusion

posséder un titre de propriété ne suffit pas toujours pour garantir la propriété d’un terrain en Haïti ; il faut souvent un soutien politique ou être relié à un réseau influent. Se lancer dans une procédure judiciaire contre un occupant illégal peut également être risqué, car cela expose à des menaces ou à des intimidations, et la procédure peut durer des mois, voire des années, même si des constructions s’élèvent déjà sur le site contesté.

« Nous sommes bien organisés », confie une source, qui indique disposer de ses propres policiers, juges, notaires et même géomètres. »

Il précise que le but n’est pas forcément d’occuper la terre illicitement, mais plutôt de la revendre rapidement, en achetant d’autres terrains légalement. La majorité des terrains concernée, ajoute-t-il, serait souvent propriété de l’État.

« La principale stratégie consiste à prendre possession d’un terrain qui ne vous appartient pas, sans y construire pour ensuite le revendre, et ainsi utiliser le produit pour acheter des terrains en toute légalité », expliquait cette source au sein de ce réseau de fraude foncière.

Rémy confirme ces propos, en dénonçant la complicité régulière de hauts responsables et de membres du milieu judiciaire.

« Tout ceci repose sur un réseau profondément organisé », affirme-t-il. « Certains fonctionnaires de la DGI délivrent plusieurs titres fonciers originaux. Il faut que ces personnes parlent et dénoncent ces pratiques. »

Naïla Saint-Fleur

Naïla Saint-Fleur

Je suis Naïla Saint-Fleur, journaliste pour Kapzy News et passionnée par les récits qui révèlent la complexité d’Haïti et de la Caraïbe. À travers mes articles, je cherche à donner du sens à l’actualité et à faire entendre les voix de celles et ceux qui construisent le pays au quotidien. L’écriture est pour moi un acte d’engagement et de transmission.