Des milliers d’haitiens célèbrent chaque année un pèlerinage loin de la cascade sacrée désormais contrôlée par des gangs

20 juillet 2025

Des milliers d'haitiens célèbrent chaque année un pèlerinage loin de la cascade sacrée désormais contrôlée par des gangs

Une foule nombreuse, rassemblée chaque année autour d’une magnifique cascade en Haïti centrale, pour une cérémonie sacrée mêlant Vodou et christianisme, n’était pas présente ce mercredi. Cette tradition adorée attire depuis des décennies des milliers de croyants qui viennent se baigner dans ses eaux bénies et se frotter avec des feuilles aromatiques. Pourtant, cette année, la célébration n’a pas eu lieu comme prévu.

En mars dernier, des gangs puissants ont attaqué la ville de Saut-d’Eau, célèbre pour sa chute d’eau longue de 30 mètres, qui demeure un lieu de pèlerinage emblématique. Pendant des décennies, cette cascade attirait aussi bien des fidèles Vodou que des chrétiens, épris de spiritualité et de traditions. Aujourd’hui, la ville est sous le contrôle des gangs, empêchant ainsi des milliers de personnes d’assister à la procession annuelle organisée pour honorer la Vierge Marie du Mont Carmel, qui est aussi étroitement associée à Erzulie, la déesse Vodou de l’amour et de la beauté.

Une absence déchirante pour les croyants

« Ne pas pouvoir aller à Saut-d’Eau, c’est une véritable tragédie », confie Ti-Marck Ladouce. « Cette eau est si pure qu’elle chasse tout mal autour de soi. » Comme beaucoup, il s’est rendu dans une petite église située dans une zone rurale de Port-au-Prince, la capitale haïtienne, où il a choisi de rendre hommage à Erzulie et à la Vierge Marie du Mont Carmel. À ses côtés, plusieurs milliers de fidèles ont fait de même, se rassemblant dans ce lieu modeste comme une alternative à la cascade inaccessible.

Ladouce, comme tant d’autres, a exprimé sa gratitude à la Vierge Marie pour avoir permis à lui et à sa famille de continuer à vivre dans un contexte marqué par une violence de gangs qui a causé la mort d’au moins 4 864 personnes entre octobre de l’année dernière et la fin juin. Des centaines d’autres ont été enlevées, violées ou exploitées. « Les gens prient pour être sauvés », explique-t-il simplement.

Une église qui déborde de fidèles

Daniel Jean-Marcel, un croyant, a ouvert ses bras, fermé ses yeux et tourné son visage vers le ciel tandis que des participants allumaient des bougies, tenaient des chapelets et tentaient de se frayer un chemin dans la petite église bondée. Ce lieu de culte a été rempli pour remercier « la grâce de vivre encore à Port-au-Prince », une ville ravagée par la violence des gangs, qui a déplacé plus de 1,3 million d’habitants ces dernières années.

« Nous n’avons nulle part où aller », affirme-t-il, insistant sur sa décision de rester dans le pays, même si de nombreuses personnes fuient l’Haïti en raison de cette situation désastreuse, malgré une politique migratoire strictement appliquée par l’administration Trump, aux États-Unis. Ce mercredi, plus de 100 Haïtiens ont été expulsés vers leur pays lors d’un nouveau vol de rapatriement.

À Port-au-Prince, Jacques Plédé, âgé de 87 ans, était là, vêtus de blanc, pour exprimer sa gratitude. Il a aidé à construire cette petite église, sans jamais penser qu’elle deviendrait un substitut à la célèbre cascade de Saut-d’Eau. « C’est très honteux pour le pays que les gangs prennent possession de l’une des plus belles cascades où les gens venaient prier en toute intimité », déplore-t-il. Il ajoute cependant : « La vie n’est pas finie. Si je suis encore en vie, j’y retournerai un jour, à Saut-d’Eau ».

La présence des chefs de gangs dans un lieu sacré

Le matin du 31 mars, la bande du Canaan, menée par un homme connu sous le nom de « Jeff », a attaqué Saut-d’Eau. La police et un groupe d’autodéfense ont repoussé l’attaque, mais la même bande est revenue début avril, forte de plus de 500 hommes, forçant les habitants et les forces de l’ordre à fuir, selon un rapport récent du bureau des droits humains de l’ONU.

Face à l’insécurité persistante et à ce que l’ONU qualifie de « réponse faible des autorités », plusieurs communautés, dont Saut-d’Eau, ont occupé une centrale hydroélectrique en mai et juin en signe de protestation. Ces actions ont provoqué de nombreuses coupures électriques dans la capitale et la région centrale du pays.

Le mercredi suivant, des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux ont montré Jeff Larose, chef du gang du Canaan, dresser devant la grande église de Saut-d’Eau la figure de celui qui, selon la tradition, a été construite sous ordre présidentiel après que, dans la seconde moitié du XIXe siècle, un paysan aurait aperçu la Vierge Marie dans un palmier local. À ses côtés se tenaient Joseph Wilson, alias « Lanmo Sanjou », chef du gang 400 Mawozo, et Jimmy Chérizier, plus connu sous le nom de « Barbecue », l’un des leaders de la fédération de gangs « Viv Ansanm », autrement dit « Vivre Ensemble ».

Ces chefs de gangs distribuaient de l’argent aux habitants rassemblés, certains tendant leurs bras pour recevoir. « Autrefois, ils nous empêchaient d’accéder au Mont Carmel », confie Barbecue. « Aujourd’hui, nous sommes aux pieds de notre mère », ajoute-t-il avec un sourire.

À un moment donné, Lanmo Sanjou a regardé la caméra et déclaré que la Vierge Marie du Mont Carmel leur donnerait l’occasion de produire encore plus de miracles.

« Tout le monde a besoin de protection »

Ce mercredi dans cette église d’Haiti, la joie, les chants et le bruissement de l’eau n’étaient pas au rendez-vous. L’atmosphère était lourde, presque oppressante, face à cette journée de pèlerinage de substitution.

Hugens Jean, 40 ans, raconte comment, dans le passé, lui et sa famille allaient souvent à Saut-d’Eau, où ils se baignaient dans la cascade et préparaient des repas en forêt. Mais cette année, tout a changé.

« Aujourd’hui, c’est une journée vraiment particulière », confie-t-il. « Je suis venu prier pour la délivrance de ma famille et du pays, qui est entre les mains des gangs. Un jour, il faudra qu’on soit libres de ces attaques systématiques. On ne sait pas qui vivra aujourd’hui ou qui mourra demain. »

Joane Durosier, une prêtresse Vodou de 60 ans, vêtue de blanc et tenant un chapelet, partage cette même inquiétude. Elle prie pour elle-même et ses disciples. « Beaucoup de gens souffrent », déplore-t-elle. « Dans un pays comme Haïti, tout le monde a besoin de protection », conclut-elle.


Les reporters de Dánica Coto rapportent depuis San Juan, à Porto Rico.

Naïla Saint-Fleur

Naïla Saint-Fleur

Je suis Naïla Saint-Fleur, journaliste pour Kapzy News et passionnée par les récits qui révèlent la complexité d’Haïti et de la Caraïbe. À travers mes articles, je cherche à donner du sens à l’actualité et à faire entendre les voix de celles et ceux qui construisent le pays au quotidien. L’écriture est pour moi un acte d’engagement et de transmission.